La boule de cristal de Lahlimi, en l’occurrence, le Haut commissariat au plan (HCP) n’a-t-elle pas prophétisée qu’en 2050 le Maroc comptera plus de 24,1 millions de jeunes en âge de travailler, contre 21 millions actuellement.
Ces projections « antimathusiennes » remettent sur le marbre de l’actualité et de l’analyse la quadrature du cercle de l’emploi en devenant la « psychose » des Etats partout dans le monde. Cette « paranoïa » découle de moult déprédations que tend à sécréter le chômage parmi les jeunes, une paresse qui rend leur employabilité de plus en plus épineuse et leur insertion de plus en plus problématique.
La singularité de cette réalité du marché marocain du travail est qu’à l‘heure actuelle le chômage s’inscrit dans cette quadrature du cercle de la réalisation concomitante de la croissance/plein-emploi. Cette réalité morose et déprimée est d’ailleurs admise partout dans les pays du Sud comme dans les pays du Nord pour des raisons somme toutes différentes.

Au Nord, en dépit du développement sensationnel du progrès technologique, un progrès qui distille à plus ou moins long terme sur une substituabilité du facteur capital au facteur Travail sans commune mesure avec les compensations qu’il secrète en terme d’emploi dans les nouveaux créneaux, plus particulièrement les niches des services.
Au Sud, du fait que le trend de la croissance de la population active demeure inférieure à la cadence de la création de l’emploi par l’ensemble des secteurs et plus singulièrement le secteur secondaire et ce, en raison de ses faibles capacités d’absorption en main d’œuvre, rendues inéluctables par le rythme lent du développement industriel.
Selon les différentes approches, l’informel peut être interprété comme un renouveau de l’économie de marché ou au contraire comme une réponse « institutionnaliste » à la crise de l’économie de marché. La multidimentionnalité du phénomène appréhendé jusqu’ici de façon toujours monodisciplinaire et souvent comptable, explique sans nul doute une telle ambivalence.

Au Maroc, sur une moyenne de demande d’emplois évalués approximativement à plus de 700.000, auquel il faut ajouter l’hémorragie de 500.000 personnes qui quittent annuellement le monde rural à l’escapade de l’épée de Damoclès de l’oisiveté et à la quête d’un avenir meilleur et décent en milieu urbain.
De telles réalités ont pour corollaire le pullulement et le foisonnement de ce qu’il est convenu d’appeler communément emploi informel, souterrain, invisible, parallèle et qui absorbe près de 60 % de la population active non agricole.

Parmi les définitions de cette forme d’emploi, celle de M. Hughes nous paraît être des plus englobantes et des plus pertinentes. M. Hughes dans » Emploi typique et représentation du travail , 1981) définit l’emploi informel par référence et par opposition à l’emploi typique qui se discerne par les faits suivants : C’est un emploi salarié régi par un lien salarial ferme (garantie de l’emploi et protection sociale), Il est stable par un lien et permet éventuellement une carrière : Il est à temps plein, il procure l’essentiel du revenu familial, il relève d’un seul employeur, il s’exerce sur un lieu de travail spécifique et est individuellement affecté.
L’emploi informel serait donc le contre-pied de l’emploi typique tel qu’il évolue dans les sociétés où l’ensemble des composantes de leurs systèmes économiques est homogénéisé sous le rapport salarial.
Sous cette forme d’emploi, le Maroc comme l’ensemble du pays du Sud semblent fonder en partie leur espoir aussi bien pour la création de nouveaux emplois que par un apprentissage industriel.

Cette hypothèse est mise en évidence par les indicateurs de l’emploi au Maroc qui montent que l’emploi informel rentre pour un ratio élevé (près de 42,5%) dans la population active occupée non agricole selon les données du Haut Commissariat au Plan HCP.
Notre apostrophe économique a pour dessein de s’interroger sur le devenir de l’emploi informel à la lumière des exigences du marché et des contraintes de l’Etat.
Ce propos gravitera dans l’orbite de trois axes :
– L’un ayant trait au mode de traitement du secteur informel ;
– Un autre concernant la faisabilité des politiques économiques à destination de ce secteur ;
– Et un dernier portant sur le statut particulier de l’emploi dans les stratégies de développement à venir ;
Primo, L’emploi informel est-il une forme d’entreprenariat ?
Le mode de traitement du secteur invisible reste encore dominé par l’idée selon laquelle ce créneau constitue une forme d’entreprenariat.
Sur ce registre, il y a lieu de remarquer de prime abord que l’importance que tend à prendre le secteur souterrain un peu partout dans le monde est certes une réalité qui n’est pas nouvelle et que son analyse fait de l’économie une réalité ancienne, à savoir que l’informel est avant tout le pendant de la société marchande. En corollaire, sa genèse et sa germination ne sont pas indépendants de la logique de production et d’échange qui y dominent.
C’est justement par ce que cette logique est celle du développement différencié entre les secteurs et entre les agents que l’informel trouve sa raison d’être.

An Nord comme au Sud, il est donc foncièrement une forme d’expression du développement inégal selon la terminologie de S Amin de la société marchande. Certes, la lutte sans trêve des hommes, des femmes et des enfants qui animent la vie de ce secteur constitue la seule réplique possible à ce développement, mais si cette réponse permet de contenir dans des limites supportables leur exclusion du circuit économique, elle n’empêche pas pour autant la précarité de leur rapport au travail. La Fragilisation de leur statut social et leur marginalisation croissant. Doit-on pour autant assimiler cette rationalité à une forme d’entreprenariat ???
D’emblée, nous ne pensons pas que l’emploi informel soit une forme d’entreprenariat car celle-ci se définit par référence à des structures économiques, politiques et sociales et des comportements culturels précis :
▪ Economiquement, l’entreprenariat renvoie à l’existence d’un environnement matériel indispensable pour entreprendre (moyens de transport, circuits de commercialisation) et à l’existence d’un véritable marché régulé par le principe de la concurrence et animés par des opérateurs supposés égaux à l’échange et supposés agir librement pour tout acte de vente et/ou d’achat;
▪ Politiquement, il s’inscrit dans le cadre des modalités institutionnelles de gestion des intérêts de l’entreprise, qu’animent des groupements de producteurs dans la perspective d’infléchir la politique générale de la nation en conformité avec ces intérêts ;
▪ Socialement, il renvoie à un statut privilégié de l’entreprise qui découle d’un partage de la valeur ajoutée à son profit, avec comme corollaire une répartition favorable du produit social et un standard de vie compatible avec cet état de la répartition ;

▪ Culturellement, l’entreprenariat s’intègre dans le cadre de pratiques sociales quotidiennes mues par le risque de l’innovation, la recherche du profit comme finalité et l’accumulation comme mobile principal. Or, tel n’est pas le cas pour l’homme de l’informel dans le souci principal est surtout la reproduction simple à l’image du salarié, même si l’espoir d’un avenir meilleur l’anime au quotidien. Mais entre le désir et la réalité, il y a un hiatus abyssal, combien difficile à franchir ;
▪ Idéologiquement, l’entreprenariat évolue dans un système social où les individus et les groupes sont animés par la croyance au capitalisme comme modèle de société le plus approprié pour le genre Humain, par l’affirmation du besoin individuel ( de consommation et de production) comme l’idéal principal de l’homme et par la conviction en l’existence d’un ordre naturel légitimant, à priori, l’état dominant de l’allocation des facteurs de production et de la répartition des richesses dans la société.

Secundo, Quelle est la faisabilité des politiques économiques en direction de l’informel ?
La régulation du fonctionnement du secteur informel est certainement l’un des problèmes fondamentaux auquel piétineront les économies du Sud, dont le Maroc, en raison des contraintes que pose sa faisabilité. Au-delà de la contrainte politique (puisque les gouvernements du Sud sont parfaitement conscients que des réformes apportées au fonctionnement du secteur informel risquent de rompre les équilibres économiques, politiques et sociaux actuels sans garantir pour autant de nouveaux équilibres demain) une comparaison entre l’état de ce qu’il est convenu d’appeler emploi informel au Sud et l’emploi atypique au Nord permet d’éclairer sur des aspects essentiels de cette faisabilité.
En effet, le secteur informel au Sud est avant tout une stratégie de survie pour une frange importante de la collectivité dont l’essentiel des besoins minimums n’est pas couvert. Dès lors, nous nous trouvons devant la situation qui correspond à la réplique de la collectivité à une tendance croissante à sa marginalisation dans un environnement de précarité totale.
Or l’emploi informel atypique au Nord constitue une réponse à la société civile aux mutations qu’elle connaît dans le cadre d’un projet de société rassemblant l’ensemble de ses composantes autour de lui.

Considéré comme vecteur essentiel du fonctionnement du marché de l’emploi, le secteur informel impulse une dynamique amenant le monde de la décision au Maroc à mettre en place des politiques appropriées dans sa direction qui devrait, à notre sens, prendre au moins 2 orientations (offre et demande) :
▪ Concernant l’offre, il s’agit de mettre en place un système de crédit en direction du secteur informel qui définirait les modalités d’accès aux acteurs du secteur, étudierait la question des garanties et agirait dans le sens de la simplification des procédures d’octroi des crédits.

Il s’agirait, en sus, de responsabiliser les acteurs du secteur en stimulant leur auto organisation via la formation, l’offre d’appuis techniques, leur organisation en associations ou en coopératives ;
▪ Concernant la demande, il conviendrait essentiellement de permettre au secteur informel un meilleur accès aux marchés publics et privés et de le mettre au service de la promotion des exportations. Ce que suppose, en prélude, la réalisation pour son compte d’études de marché et la mise en place de moyens institutionnels et réglementaires adéquats à cette fin. Il est suggéré, en outre, de raffermir les expériences en cours tout en les rendant opérationnelles et de définir les rôles respectifs de l’Etat, des ONG et des autres opérateurs.
L’édification de ce projet s’opère dans un environnement où l’ensemble de la collectivité bénéficie d’un minimum de ressources permettant la couverture de ses besoins socialement reconnus comme fondamentaux. Ainsi, à la rationalité de tout un système s’oppose une rationalité individuelle, impulsée par les contraintes de la survie.

De ce fait, ce n’est pas seulement une politique d’offre et/ ou demande en direction du secteur informel qu’il convient de mettre en place mais bel et bien une politique volontariste de couverture des besoins essentiels de l’homme, de redistribution des richesses et de développement local afin de transformer nos villes et nos villages en espaces de création de véritables gisements d’emplois afin de canaliser les énergies créatrices que recèle ce secteur.
Or, la démographie du Maroc aidant, cela suggère de poser en termes nouveaux non seulement la question de la régularisation de l’informel mais bel et bien celle du statut particulier de l’emploi dans les stratégies de développement à venir.
Tertio, Quel statut pour l’emploi de demain ?
L’un des enseignements majeurs que l’on peut tirer de l’analyse du secteur informel est la difficulté, voire l’impossibilité au Maroc comme un peu partout dans le monde de la réalisation du carré magique de la croissance et du plein-emploi, ce qui incite à poser en termes nouveaux la problématique du développement elle-même.

En effet, nous pensons que le défi qui est lancé à l’heure actuelle au Maroc n’est pas tant de trouver un travail pour tous, mais plutôt de réunir les conditions permettant d’aiguillonner et revitaliser son système productif afin de produire un surplus appelé à être partagé entre ceux qui sont occupés et ceux qui ne le sont pas, et cela à travers des mécanismes redistributifs et des réseaux de solidarités mis en place à l’échelle nationale, régionale et locale. Au-delà de la loi du grand nombre, le Maroc pourra-t-il relever ce défi ?