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La Régulation en deuil

by Mustapha Maghriti

Le grand économiste, cofondateur avec Robert Boyer, dans les années 1970 de la théorie de la régulation, qui analysa les dynamiques du capitalisme à la lumière des institutions, est mort, Jeudi 24 Avril, à l’âge de 87 ans. Il faisait partie de ces économistes, si rares, qui développent une pensée systémique pour décrypter et dévoiler, au sens premier du terme, les ressorts profonds des transformations structurelles de nos économies.

Né dans une famille modeste d’immigrés italiens en 1938 à Chambéry, Michel Aglietta laissa une œuvre considérable, constamment enrichie dans de nombreux domaines de l’économie et de l’économie politique. 

Ses approches intellectuelles ont notamment été fondées sur des démarches interdisciplinaires associant économie, sociologie, histoire et science politique. Il a insisté sur l’idée que les marchés et la monnaie ne sont pas des données naturelles, mais des constructions sociales, et que la mise en perspective historique était indispensable à la compréhension des phénomènes économiques. De Septembre 1970 à Juin 1972, il suit les cours de Kenneth Arrow et de Paul Sweezy. Stimulé par ses lectures de Karl Marx, Fernand Braudel et François Perroux, il chercha à appréhender comment le capitalisme Américain tente de surmonter le conflit entre capital et travail.

Polytechnicien et administrateur de l’INSEE, Michel Aglietta avait rédigé sa thèse sous la direction de Raymond Barre. Cette thèse a été à l’origine de son ouvrage « Régulation et crises du capitalisme » publié en 1976, dans lequel il analyse les crises économiques et les dynamiques à long terme des économies capitalistes. Avec d’autres de ses travaux, cette thèse fit école et contribua de manière décisive à l’émergence de la « théorie de la régulation ».

Le passage à la Banque de France, de 1989 à 1999, comme conseiller dans le cadre de l’introduction de l’euro, permit à Aglietta de redéfinir la monnaie comme un système de paiements mettant en jeu État, Banque centrale et banques commerciales, et se transformant au gré des technologies et des compromis mis en place. C’est dans ce cadre que Michel Aglietta a consacré une grande partie de ses travaux de recherche à la théorie monétaire, à l’analyse du fonctionnement des marchés financiers et à la gouvernance économique internationale.

Ses publications ont notamment mis en lumière les mécanismes à l’origine des bulles spéculatives et les risques systémiques propres aux marchés financiers dérégulés. Il est également l’auteur ou le coauteur de plusieurs ouvrages sur la théorie de la monnaie dans lesquels il a insisté sur le rôle social, politique et institutionnel de cette dernière, au-delà de ses fonctions purement pratiques et économiques.

Depuis plus de 15 ans, Michel Aglietta s’intéressa aux interactions entre croissance économique et défis environnementaux. Il était attaché à traiter des enjeux écologiques dans une perspective systémique, estimant que la crise environnementale impose une refondation profonde des institutions économiques afin, en particulier, d’orienter massivement les flux d’investissement vers la transition énergétique et écologique. Michel Aglietta a par ailleurs contribué à l’étude de l’économie chinoise dont il a éclairé les transformations économiques rapides et les défis à la faveur de l’intégration de la Chine à l’économie mondiale et de sa rivalité croissante avec les États-Unis.

Michel Aglietta était professeur émérite de l’Université de Nanterre où il avait effectué l’essentiel de sa carrière académique. Il avait été membre du Conseil d’analyse économique et du Haut conseil des finances publiques. Il a été fait chevalier de la Légion d’honneur en 2016 où il a exposé son discours en nous rappelant combien cette attitude était consciente. Pour lui, enseigner, « c’est aider les jeunes à développer leurs ressources internes de créativité qui leur permettront de conduire leurs projets de vie en faisant prendre forme aux idées qu’ils portent, guider si on le peut la recherche des réponses à leurs interrogations et surtout ne pas imposer des vues sous le prétexte de l’autorité du savoir ». Il fut, en ce domaine, un jardinier à la main particulièrement verte, comme directeur de près de 50 thèses, comme membre de jury ou professeur, et auprès de ceux qui l’ont lu.

Aussi,  Aglietta était une figure centrale du CEPII qu’il avait rejoint peu de temps après sa création à la fin des années 70. Il apporta d’innombrables contributions aux publications et aux activités scientifiques du CEPII.

Ses premiers travaux portent sur la compétitivité de l’économie Française dans une économie internationalisée. Par la suite, c’est la globalisation financière qui constituera le cœur de son travail. Conseiller dans différentes structures de gestion d’actifs, il explore aussi sur le terrain les pratiques financières. Bien avant la crise de 2007, il perçoit les tensions d’un système financier fondé sur le crédit bancaire et sur la spéculation financière de court terme, qu’il explique notamment dans son ouvrage Les Dérives du capitalisme financier, coécrit en 2004 avec Antoine Rebérioux. Dès 1993, il avait introduit la notion de risque de système en scrutant la dépendance des banques aux ressources de court terme et avait remis en lumière la fonction de prêteur en dernier ressort des Banques centrales. Quand la crise de 2007 survient, il est l’un des rares économistes à disposer de l’expertise nécessaire pour comprendre et expliquer les mécanismes économiques à l’œuvre et proposer des instruments de résolution, comme dans La Crise : les voies de sortie.

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